LETTRE À MADAME DEL DESDICHADO
TOUCHANT LA DÉSHÉRENCE DE SON ALTESSE ROYALE LE PRINCE
D'AQUITAINE.
À Lusignan, mercredi I6e mars 1672
II faut que je vous mande, ma bonne cousine, une
chose si furieusement lamentable que je tomberais de
mâle rage à l'idée que vous la sussiez autrement que
de moi.
Asseyez-vous et oyez : Monseigneur, que l'on appelle
céans le Ténébreux, est veuf et si grandement, si longuement,
largement inconsolable qu'il ne quitte plus sa vilaine
Tour, à Bollie, pleurant et gémissant sur son étoile
morte, son soleil aussi noir que les idées de la Voisin,
jouant à longueur de temps sur un vieux luth pour passer
sa mélancolie, que dis-je ? ses humeurs.
Et connaissez-vous la cause d'un tel chagrin dans
le coeur du septième Prince du sang ? La marquise de
Lupanar ? Vous n'y êtes point. Mme de Sainte-Thunes,
dont le front est vanté de Sucy-en-Brie à Orgerus ?
Pas davantage. Monseigneur s'est mis dans la tête de
récupérer ses terres de Pausilippe qui ne valent pas
dix pistoles et sa mer d'Italie qui n'en vaut pas plus.
Il exige de surcroît du vicomte du Tombeau à qui il
avait cédé ces biens, qu'il lui rende ses fleurs, sa
treille et un pampre si touffu et si épineux que vous
n'en voudriez pas pour toutes les roses du monde. Et
pourquoi ce grand bruit, ma chère bonne ? Tout simplement
parce que notre Amour a perdu le sens, les sens pour
ne rien vous cacher. Il se prend pour le Roi Soleil,
Phœbus en personne, ou pour Biron, ce chantre venu d'Albion
avec le perfide Buckingham. Comme ce dernier d'ailleurs,
il s'est entiché de la Première Dame du royaume qui,
l'ayant gratifié d'un baiser, lui a laissé le front
carmin comme le cul d'un des singes de la Grotte des
Sirènes du Trianon où il passe le plus clair de son
temps.
Toute la cour s'est bien divertie de cette aventure
comme de l'équipée du Prince qui a traversé le Jabron
près de Grignan avec, restez sur votre séant avant de
me lire, cette sorcière de Montremoitou qui sent la
roture à plein nez et ne parle qu'en hurlant. Le Roi
ne sait encore rien des affaires mais son courroux risque
d'être grand.
Heureusement Mlle Chlorinde de la Fée d'Orfée veille
au grain avec ses seize ans, et ses soupirs qui s'accordent
avec les modulations de la lyre dont Monseigneur joue
fort bien.
Je vous tiendrai au courant par le menu car je dîne
ce soir chez les Orfée.
COMTESSE MARIARD DE SÉVAL
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