MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET
I
MONDANITÉ
« Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard,
pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde ? » C'était
assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y
briller et pour cela étudier les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent,
les lisaient à haute voix, s'efforçaient à écrire des
critiques, recherchant surtout l'aisance et la légèreté
du style, en considération du but qu'ils se proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite
même en badinant, ne convient pas dans le monde. Et
ils instituèrent des conversations sur ce qu'ils avaient
lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec
précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs
sortis tout exprès, appelant Pécuchet «Madame» ou «Général»,
pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant
sur un auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter.
Au reste, ils dénigraient tout. Leconte de Lisle était
trop impassible, Verlaine trop sensitif. Ils rêvaient,
sans le rencontrer, d'un juste milieu.
« Pourquoi Loti rend-il toujours le même son ?
- Ses romans sont tous écrits sur la même note ?
- Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
- Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant,
car il nous promène chaque année ailleurs et confond
la littérature avec la géographie. Son style seul vaut
quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un fumiste
ou un fou, nulle autre alternative.
- Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et
tu fais sortir la littérature contemporaine d'une rude
impasse.
- Pourquoi les forcer ? disait Pécuchet en roi débonnaire;
ils ont peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur
la bride sur le cou: la seule crainte, c'est qu'ainsi
emballés, ils ne dépassent le but; mais l'extravagance
même est la preuve d'une nature riche.
- Pendant ce temps, les barrières seront brisées,
criait Pécuchet; - et, remplissant de ses dénégations
la chambre solitaire, il s'échauffait:
- Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes
inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre
chose que de la prose, et sans signification, encore
!» Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant
causeur. Quel malheur qu'un homme aussi doué devienne
fou chaque fois qu'il prend la plume. Singulière maladie
et qui leur paraissait inexplicable. Maeterlinck effraye,
mais par des moyens matériels et indignes du théâtre;
l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible !
D'ailleurs, sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant
dans la forme d'une conjugaison son dialogue: «J'ai
dit que la femme était entrée. - Tu as dit que la femme
était entrée. - Vous avez dit que la femme était entrée.
- Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée ?
» Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la Revue
des Deux Mondes, mais il était plus avisé, selon Bouvard,
de le réserver pour le débiter dans un salon à la mode.
Ils seraient classés du premier coup selon leur mérite.
Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue.
Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le
lisant ensuite, seraient flattés rétrospectivement d'en
avoir eu la primeur.
Lemaitre, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent,
irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il
exécutait trop souvent la palinodie. Son style surtout
était lâché, mais la difficulté d'improviser à dates
fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à France,
il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget,
qui est profond, mais possède une forme affligeante.
La rareté d'un talent complet les désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait
Bouvard, d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté
ne suffit pas, il faut la grâce (unie à la force), la
vivacité, l'élévation, la logique. Bouvard ajoutait
l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas indispensable,
fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur.
Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard,
en accuser la recherche excessive de l'originalité;
selon Pécuchet, la décadence des moeurs.
«Ayons le courage de cacher nos conclusions dans
le monde, dit Bouvard ; nous passerions pour des détracteurs,
et, effrayant chacun, nous déplairions à tout le monde.
Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre originalité nous
nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler.
On peut ne pas y parler littérature. » Mais d'autres
choses y sont importantes.
« Comment faut-il saluer ? Avec tout le corps ou
de la tête seulement, lentement ou vite, comme on est
placé ou en réunissant les talons, en s'approchant ou
de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le
transformant en pivot ?
Les mains doivent-elles tomber le long du corps,
garder le chapeau, être gantées ? La figure doit-elle
rester sérieuse ou sourire pendant la durée du salut
? Mais comment reprendre immédiatement sa gravité le
salut fini ?» Présenter aussi est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer ? Faut-il désigner
de la main la personne qu'on nomme, ou d'un signe de
tête, ou garder l'immobilité avec un air indifférent
? Faut-il saluer de la même manière un vieillard et
un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur
et un académicien ? L'affirmative satisfaisait aux idées
égalitaires de Pécuchet, mais choquait le bon sens de
Bouvard.
Comment donner son titre à chacun ? On dit monsieur
à un baron, à un vicomte, à un comte; mais «bonjour,
monsieur le marquis», leur semblait plat, et «bonjour,
Marquis», trop cavalier, étant donné leur âge. Ils se
résigneraient à dire «prince» et «monsieur le duc» bien
que ce dernier usage leur parût révoltant. Quand ils
arrivaient aux Altesses, ils se troublaient; Bouvard,
flatté de ses relations futures, imaginait mille phrases
où cette appellation apparaissait sous toutes ses formes;
il l'accompagnait d'un petit sourire rougissant, en
inclinant un peu la tête, et en sautillant sur ses jambes.
Mais Pécuchet déclarait qu'il s'y perdrait, s'embrouillerait
toujours, ou éclaterait de rire au nez du prince. Bref,
pour moins de gène, ils n'iraient pas dans le faubourg
Saint-Germain. Mais il entre partout, de loin seulement
semble un tout compact et isolé !... D'ailleurs, on
respecte encore plus les titres dans la haute banque,
et quant à ceux des rastaquouères, ils sont innombrables.
Mais, selon Pécuchet, on devait être intransigeant
avec les faux nobles et affecter de ne point leur donner
de particules même sur les enveloppes des lettres ou
en parlant à leurs domestiques. Bouvard, plus sceptique,
n'y voyait qu'une ironie plus récente, mais aussi respectable
que celle des anciens seigneurs. D'ailleurs, la noblesse,
d'après eux, n'existait plus depuis qu'elle avait perdu
ses privilËges. Elle est cléricale, arriérée, ne lit
pas, ne fait rien, s'amuse autant que la bourgeoisie;
ils trouvaient absurde de la respecter. Sa fréquentation
seule était possible, parce qu'elle s'excluait pas le
mépris. Bouvard déclara que pour savoir où ils fréquenteraient,
vers quelles banlieues ils se hasarderaient une fois
l'an, où seraient leurs habitudes, leurs vices, il fallait
d'abord dresser un plan exact de la société parisienne.
Elle comprenait, suivant lui, le faubourg Saint-Germain,
la finance, les rastaquouères, la société protestante,
le monde des arts et des théâtres, le monde officiel
et savant. Le Faubourg, à l'avis de Pécuchet, cachait
sous des dehors rigides le libertinage de l'Ancien Régime.
Tout noble a des maîtresses, une soeur religieuse, conspire
avec le clergé. Ils sont braves, s'endettent, ruinent
et flagellent les usuriers, sont inévitablement les
champions de l'honneur. Ils règnent par l'élégance,
inventent des modes extravagantes, sont des fils exemplaires,
affectueux avec le peuple et durs aux banquiers. Toujours
l'épée à la main ou une femme en croupe, ils rêvent
au retour de la monarchie, sont terriblement oisifs,
mais pas fiers avec les bonnes gens, faisant fuir les
traîtres et insultant les poltrons, méritent par un
certain air chevaleresque notre inébranlable sympathie.
Au contraire, la finance considérable et renfrognée
inspire le respect mais l'aversion. Le financier est
soucieux dans le bal le plus fou. Un de ses innombrables
commis vient toujours lui donner les dernières nouvelles
de la Bourse, même à quatre heures du matin; il cache
à sa femme ses coups les plus heureux, ses pires désastres.
On ne sait jamais si c'est un potentat ou un escroc;
il est tour à tour l'un et l'autre sans prévenir, et,
malgré son immense fortune, déloge impitoyablement le
petit locataire en retard sans lui faire l'avance d'un
terme, à moins qu'il ne veuille en faire un espion ou
coucher avec sa fille.
D'ailleurs, il est toujours en voiture, s'habille
sans grâce, porte habituellement un lorgnon.
Ils ne se sentaient pas un plus vif amour de la société
protestante; elle est froide, guindée, ne donne qu'à
ses pauvres, se compose exclusivement de pasteurs. Le
temple ressemble trop à la maison, et la maison est
triste comme le temple. On y a toujours un pasteur à
déjeuner; les domestiques font des remontrances aux
maîtres en citant des versets de la Bible; ils redoutent
trop la gaieté pour ne rien avoir à cacher et font sentir
dans la conversation avec les catholiques une rancune
perpétuelle de la révocation de l'édit de Nantes et
de la Saint-Barthélémy.
Le monde des arts, aussi homogène, est bien différent;
tout artiste est farceur, brouillé avec sa famille,
ne porte jamais de chapeau haute forme, parle une langue
spéciale. Leur vie se passe à jouer des tours aux huissiers
qui viennent pour les saisir et à trouver des déguisements
grotesques pour des bals masqués. Néanmoins, ils produisent
constamment des chefs-d'oeuvre, et chez la plupart l'abus
du vin et des femmes est la condition même de l'inspiration,
sinon du génie; ils dorment le jour, se promènent la
nuit, travaillent on ne sait quand, et la tête toujours
en arrière, laissant flotter au vent une cravate molle,
roulent perpétuellement des cigarettes.
Le monde des théâtres est à peine distinct de ce
dernier; on n'y pratique à aucun degré la vie de famille,
on y est fantasque et inépuisablement généreux. Les
artistes, quoique vaniteux et jaloux, rendent sans cesse
service à leurs camarades, applaudissent à leurs succès,
adoptent les enfants des actrices poitrinaires ou malheureuses,
sont précieux dans le monde, bien que, n'ayant pas reçu
d'instruction, ils soient souvent dévots et toujours
superstitieux. Ceux des théâtres subventionnés sont
à part, entièrement dignes de notre admiration, mériteraient
d'être placés à table avant un général ou un prince,
ont dans l'âme les sentiments exprimés dans les chefs-d'oeuvre
qu'ils représentent sur nos grandes scènes.
Leur mémoire est prodigieuse et leur tenue parfaite.
Quant aux juifs, Bouvard et Pécuchet, sans les proscrire
(car il faut être libéral), avouaient détester se trouver
avec eux; ils avaient tous vendu des lorgnettes en Allemagne
dans leur jeune âge, gardaient exactement à Paris -
et avec une piété à laquelle en gens impartiaux ils
rendaient d'ailleurs justice - des pratiques spéciales,
un vocabulaire inintelligible, des bouchers de leur
race.
Tous ont le nez crochu, l'intelligence exceptionnelle,
l'âme vile et seulement tournée vers l'intérêt; leurs
femmes, au contraire, sont belles, un peu molles, mais
capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques
devraient les imiter ! Mais pourquoi leur fortune était-elle
toujours incalculable et cachée ? D'ailleurs, ils formaient
une sorte de vaste société secrète, comme les jésuites
et la franc-maçonnerie. Ils avaient, on ne savait où,
des trésors inépuisables, au service d'ennemis vagues,
dans un but épouvantable et mystérieux.
II
MÉLOMANIE
Déjà dégoûtés de la bicyclette et de la peinture,
Bouvard et Pécuchet se mirent sérieusement à la musique.
Mais tandis qu'éternellement ami de la tradition
et de l'ordre, Pécuchet laissait sabler en lui le dernier
partisan des chansons grivoises et du Domino noir, révolutionnaire
s'il en fut, Bouvard, faut-il le dire, «se montra résolument
wagnérien». A vrai dire, il ne connaissait pas une partition
du «braillard de Berlin» (comme le dénommait cruellement
Pécuchet, toujours patriote et mal informé), car on
ne peut les entendre en France, où le Conservatoire
crève dans la routine, entre dolonne qui bafouille et
Lamoureux qui épelle, ni à Munich, où la tradition ne
s'est pas conservée, ni à Bayreuth que les snobs ont
insupportablement infecté. C'est un non-sens que de
les essayer au piano: l'illusion de la scène est nécessaire,
ainsi que l'enfouissement de l'orchestre, et, dans la
salle, l'obscurité. Pourtant, prêt à foudroyer les visiteurs,
le prélude de Parsifal était perpétuellement ouvert
sur le pupitre de son piano, entre les photographies
du porte-plume de César Franck et du Printemps de Botticelli.
De la partition de la Walkyrie, soigneusement le
«Chant du Printemps» avait été arraché. Dans la table
des opéras de Wagner, à la première page, Lohengrin,
Tannhauser avaient été biffés, d'un trait indigné, au
crayon rouge. Rienzi seul subsistait des premiers opéras.
Le renier est devenu banal, l'heure est venue, flairait
subtilement Bouvard, d'inaugurer l'opinion contraire.
Gounod le faisait rire, et Verdi crier. Moindre assurément
qu’Erik Satie, qui peut aller là contre ? Beethoven,
pourtant, lui semblait considérable à la façon d'un
Messie. Bouvard lui-même pouvait, sans s'humilier, saluer
en Bach un précurseur. Saint-Saëns manque de fond et
Massenet de forme, répétait-il sans cesse à Pécuchet,
aux yeux de qui Saint-Saëns, au contraire, n'avait que
du fond et Massenet que de la forme.
«C'est pour cela que l'un nous instruit et que l'autre
nous charme, mais sans nous élever, insistait Pécuchet.»
Pour Bouvard, tous deux étaient également méprisables.
Massenet trouvait quelques idées, mais vulgaires, d"ailleurs
les idées ont fait leur temps. Saint-Saëns possédait
quelque facture, mais démodée. Peu renseignés sur Gaston
Lemaire, mais jouant du contraste à leurs heures, ils
opposaient éloquemment Chausson et Chaminade. Pécuchet,
d'ailleurs, et malgré les répugnances de son esthétique,
Bouvard lui-même, car tout Français est chevaleresque
et fait passer les femmes avant tout, cédaient galamment
à cette dernière la première place parmi les compositeurs
du jour.
C'était en Bouvard le démocrate encore plus que le
musicien qui proscrivait la musique de Charles Levadé;
n'est-ce pas s'opposer au progrès que s'attarder encore
aux vers de Mme de Girardin dans le siècle de la vapeur,
du suffrage universel et de la bicyclette ? D'ailleurs,
tenant pour la théorie de l'art pour l'art, pour le
jeu sans nuances et le chant sans inflexions, Bouvard
déclarait ne pouvoir l'entendre chanter. Il lui trouvait
le type mousquetaire, les façons goguenardes, les faciles
élégances d'un sentimentalisme suranné.
Mais l'objet de leurs plus vifs débats était Reynaldo
Hahn. Tandis que son intimité avec Massenet, lui attirant
sans cesse les cruels sarcasmes de Bouvard, le désignait
impitoyablement comme victime aux prédilections passionnées
de Pécuchet, il avait le don d'exaspérer ce dernier
par son admiration pour Verlaine, partagée d'ailleurs
par Bouvard. «Travaillez sur Jacques Normand, Sully
Prudhomme, le vicomte de Borrelli. Dieu merci, dans
le pays des trouvères, les poètes ne manquent pas»,
ajoutait-il patriotiquement. Et, partagé entre les sonorités
tudesques du nom de Hahn et la désinence méridionale
de son prénom Reynaldo, préférant l'exécuter en haine
de Wagner plutôt que l'absoudre en faveur de Verdi,
il concluait rigoureusement en se tournant vers Bouvard
:
« Malgré l'effort de tous vos beaux messieurs, notre
beau pays de France est un pays de clarté, et la musique
française sera claire ou ne sera pas, énonçait-il en
frappant sur la table pour plus de force.
« Foin de vos excentricités d'au-delà de la Manche
et de vos brouillards d'outre-Rhin, né regardez donc
pas toujours de l'autre côté des Vosges ! - ajoutait-il
en regardant Bouvard avec une fixité sévère et pleine
de sous-entendus, - excepté pour la défense de la patrie.
Que la Walkyrie puisse plaire même en Allemagne,
j'en doute... Mais, pour des oreilles françaises, elle
sera toujours le plus infernal des supplices - et le
plus cacophonique ! ajoutez le plus humiliant pour notre
fierté nationale. D'ailleurs cet opéra n'unit-il pas
à ce que la dissonance a de plus atroce ce que l'inceste
a de plus révoltant ! Votre musique, monsieur, est pleine
de monstres, et on ne sait plus qu'inventer ! Dans la
nature même, - mère pourtant de la simplicité, - l'horrible
seul vous plaît. M. Delafosse n'écrit-il pas des mélodies
sur les chauves-souris, où l'extravagance du compositeur
compromettra la vieille réputation du pianiste ? que
ne choisissait-il quelque gentil oiseau ? Des mélodies
sur les moineaux seraient au moins bien parisiennes;
l'hirondelle a de la légèreté et de la grâce, et l'alouette
est si éminemment française que César, dit-on, en faisait
piquer de toutes rôties sur le casque de ses soldats.
Mais des chauves-souris ! ! ! Le Français, toujours
altéré de franchise et de clarté, toujours exécrera
ce ténébreux animal. Dans les vers de M. de Montesquiou,
passe encore, fantaisie de grand seigneur blasé, qu'à
la rigueur on peut lui permettre, mais en musique !
à quand le Requiem des kangourous ?... - Cette bonne
plaisanterie déridait Bouvard. - Avouez que je vous
ai fait rire, disait Pécuchet (sans fatuité répréhensible,
car la conscience de leur mérite est tolérable chez
les gens d'esprit, topons-là, vous êtes désarmé ! »
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L’Affaire Lemoine par
Gustave Flaubert
La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta,
des tourterelles s’envolèrent, et, les fenêtres ayant
été fermées sur l’ordre du président, une odeur de poussière
se répandit. Il était vieux, avec un visage de pitre,
une robe trop étroite pour sa corpulence, des prétentions
à l’esprit ; et ses favoris égaux, qu’un reste de tabac
salissait, donnaient à toute sa personne quelque chose
de décoratif et de vulgaire. Comme la suspension d’audience
se prolongeait, des intimités s’ébauchèrent ; pour entrer
en conversation, les malins se plaignaient à haute voix
du manque d’air, et, quelqu’un ayant dit reconnaître
le ministre de l’Intérieur dans un monsieur qui sortait,
un réactionnaire soupira : “Pauvre France !” En tirant
de sa poche une orange, un nègre s’acquit de la considération,
et, par amour de la popularité, en offrit les quartiers
à ses voisins, en s’excusant, sur un journal : d’abord
à un ecclésiastique, qui affirma “n’en avoir jamais
mangé d’aussi bonne ; c’est un excellent fruit, rafraîchissant”
; mais une douairière prit un air offensé, défendit
à ses filles de rien accepter « de quelqu’un qu’elles
ne connaissaient pas”, pendant que d’autres personnes,
ne sachant pas si le journal arriverait jusqu’à elles,
cherchaient une contenance : plusieurs tirèrent leur
montre, une dame enleva son chapeau. Un perroquet le
surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent, auraient
voulu savoir s’il avait été placé là comme souvenir
ou peut-être par goût excentrique. Déjà les farceurs
commençaient à s’interpeller d’un banc à l’autre, et
les femmes, regardant leurs maris, s’étouffaient de
rire dans un mouchoir, quand un silence s’établit, le
président parut s’absorber pour dormir, l’avocat de
Werner prononçait sa plaidoirie. Il avait débuté sur
un ton d’emphase, parla deux heures, semblait dispeptique,
et chaque fois qu’il disait «Monsieur le Président»,
s’effondrait dans une révérence si profonde qu’on aurait
dit une jeune fille devant un roi, un diacre quittant
l’autel. Il fut terrible pour Lemoine, mais l’élégance
des formules atténuait l’âpreté du réquisitoire. Et
ses périodes se succédaient sans interruption, comme
les eaux d’une cascade, comme un ruban qu’on déroule.
Par moment, la monotonie de son discours était telle
qu’il ne se distinguait plus du silence, comme une cloche
dont la vibration persiste, comme un écho qui s’affaiblit.
Pour finir, il attesta les portraits des présidents
Grévy et Carnot, placés au-dessus du tribunal ; et chacun,
ayant levé la tête, constata que la moisissure les avait
gagnés dans cette salle officielle et malpropre qui
exhibait nos gloires et sentait le renfermé. Une large
baie la divisait par le milieu, des bancs s’y alignaient
jusqu’au pied du tribunal ; elle avait de la poussière
sur le parquet, des araignées aux angles du plafond,
un rat dans chaque trou, et on était obligé de l’aérer
souvent à cause du voisinage du calorifère, parfois
d’une odeur plus nauséabonde. L’avocat de Lemoine répliquant,
fut bref. Mais il avait un accent méridional, faisait
appel aux passions généreuses, ôtait à tout moment son
lorgnon. En l’écoutant, Nathalie ressentait ce trouble
où conduit l’éloquence ; une douceur l’envahit et son
cœur s’était soulevé, la batiste de son corsage palpitait,
comme une herbe au bord d’une fontaine prête à sourdre,
comme le plumage d’un pigeon qui va s’envoler. Enfin
le président fit un signe, un murmure s’éleva, deux
parapluies tombèrent : on allait entendre à nouveau
l’accusé. Tout de suite les gestes de colère des assistants
le désignèrent ; pourquoi n’avait-il pas dit vrai, fabriqué
du diamant, divulgué son invention ? Tous, et jusqu’au
plus pauvre, auraient su - c’était certain - en tirer
des millions. Même ils les voyaient devant eux, dans
la violence du regret où l’on croit posséder ce qu’on
pleure. Et beaucoup se livrèrent une fois encore à la
douceur des rêves qu’ils avaient formés, quand ils avaient
entrevu la fortune, sur la nouvelle de la découverte,
avant d’avoir dépisté l’escroc.
Pour les uns, c’était l’abandon de leurs affaires,
un hôtel avenue du Bois, de l’influence à l’Académie
; et même un yacht qui les aurait menés l’été dans des
pays froids, pas au Pôle pourtant, qui est curieux,
mais la nourriture y sent l’huile, le jour de vingt-quatre
heures doit être gênant pour dormir, et puis comment
se garer des ours blancs ?
À certains, les millions ne suffisaient pas ; tout
de suite ils les auraient joués à la Bourse ; et, achetant
des valeurs au plus bas cours la veille du jour où elles
remonteraient - un ami les aurait renseignés - venaient
centupler leur capital en quelques heures. Riches alors
comme Carnegie, ils se garderaient de donner dans l’utopie
humanitaire. (D’ailleurs, à quoi bon ? Un milliard partagé
entre tous les Français n’en enrichirait pas un seul,
on l’a calculé.) Mais, laissant le luxe aux vaniteux,
ils rechercheraient seulement le confort et l’influence,
se feraient nommer président de la République, ambassadeur
à Constantinople, auraient dans leur chambre un capitonnage
de liège qui amortit le bruit des voisins. Ils n’entreraient
pas au Jockey-Club, jugeant l’aristocratie à sa valeur.
Un titre du Pape les attirait davantage. Peut-être pourrait-on
l’avoir sans payer. Mais alors à quoi bon tant de millions
? Bref, ils grossiraient le denier de saint Pierre tout
en blâmant l’institution. Que peut bien faire le Pape
de cinq millions de dentelles, tant de curés de campagne
meurent de faim ?
Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait
pu venir à eux, se sentaient prêts à défaillir ; car
ils l’auraient mise aux pieds d’une femme dont ils avaient
été dédaignés jusqu’ici, et qui leur aurait enfin livré
le secret de son baiser et la douceur de son corps.
Ils se voyaient avec elle, à la campagne, jusqu’à la
fin de leurs jours, dans une maison tout en bois blanc,
sur le bord triste d’un grand fleuve. Ils auraient connu
le cri du pétrel, la venue des brouillards, l’oscillation
des navires, le développement des nuées, et seraient
restés des heures avec son corps sur leurs genoux, à
regarder monter la marée et s’entre-choquer les amarres,
de leur terrasse, dans un fauteuil d’osier sous une
tente rayée de bleu, entre des boules de métal. Et ils
finissaient par ne plus voir que deux grappes de fleurs
violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elles
touchent presque, dans la lumière crue d’un après-midi
sans soleil, le long d’un mur rougeâtre qui s’effritait.
À ceux-là, l’excès de leur détresse ôtait la force de
maudire l’accusé ; mais tous le détestaient, jugeant
qu’il les avait frustrés de la débauche, des honneurs,
de la célébrité, du génie ; parfois de chimères plus
indéfinissables, de ce que chacun recélait de profond
et de doux, depuis son enfance, dans la niaiserie particulière
de son rêve.
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