Balzac

 

 

 

 

Honoré de Balzac (1799-1850) pastiché par Marcel Proust, La cour aux lilas et l'atelier des roses (1903)

 

Les personnes qui, pour se rendre de l'avenue de Messine à la rue de Courcelles ou au boulevard Haussmann, prennent la rue appelée Monceau, du nom d'un de ces grands seigneurs de l'ancien régime dont les parcs privés sont devenus nos jardins publics, et que les temps modernes feraient certes bien de lui envier si l'habitude de dénigrer le passé sans avoir essayé de le comprendre n'était pas une incurable manie des soi-disant esprits forts d'aujourd'hui, les personnes, dis-je, qui prennent la rue Monceau au point où elle coupe l'avenue de Messine, pour se diriger vers l'avenue Friedland, ne manquent pas d'être frappées d'une de ces particularités archaïques, d'une de ces survivances, pour parler le langage des physiologistes, qui font la joie des artistes et le désespoir des ingénieurs. Vers le moment, en effet, où la rue Monceau s'approche de la rue de Courcelles, l'œil est agréablement chatouillé, et la circulation rendue assez difficile par une sorte de petit hôtel, de dimensions peu élevées, qui, au mépris de toutes les règles de la voirie, s'avance d'un pied et demi sur le trottoir de la rue qu'il rend à peine assez large pour se garer des voitures fort nombreuses à cet endroit, et avec une sorte de coquette insolence, dépasse l'alignement, cet idéal des ronds de cuir et des bourgeois, si justement exécré au contraire des connaisseurs et des peintres. Malgré les petites dimensions de l'hôtel qui comprend un bâtiment à deux étages donnant immédiatement sur la rue, et un grand hall vitré, sis au milieu de lilas arborescents qui embaument dès le mois d'avril à faire arrêter les passants, on sent tout de suite que son propriétaire doit être une de ces personnes étrangement puissantes devant le caprice ou les habitudes de qui tous les pouvoirs doivent fléchir, pour qui les ordonnances de la préfecture de police et les décisions des conseils municipaux restent lettre morte, etc.

 

Honoré de Balzac (1799-1850) pastiché par Marcel Proust, Pastiches et mélanges (1919)

 

Dans un roman de Balzac

 

Dans un des derniers mois de l’année 1907, à un de ces raouts de la marquise d’Espard où se pressait alors l’élite de l’aristocratie parisienne (la plus élégante de l’Europe, au dire de M. de Talleyrand, ce Roger Bacon de la nature sociale, qui fut évêque et prince de Bénévent), de Marsay et Rastignac, le comte Félix de Vandenesse, les ducs de Rhétoré et de Grandlieu faisaient cercle autour de Mme la princesse de Cadignan, sans exciter pourtant la jalousie de la marquise. N’est-ce pas en effet une des grandeurs de la maîtresse de maison - cette carmélite de la réussite mondaine - qu’elle doit immoler sa coquetterie, son orgueil, son amour même, à la nécessité de se faire un salon dont ses rivales seront parfois le plus piquant ornement ? N’est-elle pas en cela l’égale de la sainte ? Ne mérite-t-elle pas sa part, si chèrement acquise, du paradis social ? La marquise - une demoiselle de Blamont-Chauvry, alliée des Navarreins, des Lenoncourt, des Chaulieu - tendait à chaque nouvel arrivant cette main que Desplein, le plus grand savant de notre époque, sans en excepter Claude Bernard, et qui avait été élève de Lavater, déclarait la plus profondément calculée qu’il lui eût été donné d’examiner. Tout à coup la porte s’ouvrit devant l’illustre romancier Daniel d’Arthez.

Un physicien du monde moral qui aurait à la fois le génie de Lavoisier et de Bichat, - le créateur de la chimie organique - serait seul capable d’isoler les éléments qui composent la sonorité spéciale du pas des hommes supérieurs. En entendant résonner celui de d’Arthez vous eussiez frémi. Seul pouvait ainsi marcher un sublime génie ou un grand criminel. Le génie n’est-il pas d’ailleurs une sorte de crime contre la routine du passé que notre temps punit plus sévèrement que le crime même, puisque les savants meurent à l’hôpital qui est plus triste que le bagne. “Imaginez-vous”, s’écria le grand homme avant même d’avoir remis son manteau à Paddy, le célèbre tigre de feu Beaudenord (voir les Secrets de la princesse de Cadignan) qui se tenait devant lui avec l’immobilité spéciale à la domesticité du faubourg Saint-Germain. “Imaginez-vous”, répéta-t-il avec cet enthousiasme des penseurs qui paraît ridicule au milieu de la profonde dissimulation du grand monde. - Qu’y a-t-il ? que devons-nous nous imaginer, demanda ironiquement de Marsay en jetant à Félix de Vandenesse ce regard à double entente, véritable privilège de ceux qui avaient longtemps vécu dans l’intimité de MADAME. – Tuchurs pô ! renchérit le baron de Nucingen avec l’affreuse grossièreté des parvenus. (Le célèbre financier avait d’ailleurs des raisons particulières d’en vouloir à d’Arthez qui ne l’avait pas suffisamment soutenu, quand l’ancien amant d’Esther avait cherché en vain à faire admettre sa femme née Goriot aux raouts de Diane de Maufrigneuse.) Fite, fite, ma ponhire zera gomblète si vi mi druffez tigne ti savre ke vaudille himachinei ? - Rien, répondit avec à propos d’Arthez, je m’adresse à la marquise.” Et se tournant vers la belle Nègrepelisse avec cet effrayant sang-froid qui peut triompher des plus grands obstacles - en est-i1 pour les belles âmes de comparables à ceux du cœur ? – “On vient, Madame, de découvrir le secret de la fabrication du diamant.” – “Mais j’aurais cru qu’on en avait toujours fabriqué”, répondit naïvement la marquise. Mme de Cadignan eut alors un regard sublime. Seul Raphaël eût peut-être été capable de le peindre. Et certes, s’il y eût réussi, il eût donné un pendant à sa célèbre Fornarina, la plus saillante de ses toiles, la seule qui le place au-dessus d’André del Sarto dans l’estime des connaisseurs.

 

Pour comprendre le drame qui va suivre, et auquel la scène que nous venons de raconter peut servir d’introduction, quelques mots d’explication sont nécessaires. À la fin de l’année 1905, une affreuse tension régna dans les rapports de la France et de l’Allemagne. Soit que Guillaume II comptât effectivement déclarer la guerre à la France, soit qu’il ait voulu seulement le laisser croire afin de rompre notre alliance avec l’Angleterre, l’ambassadeur d’Allemagne reçut l’ordre d’annoncer au gouvernement français qu’il allait présenter ses lettres de rappel. Les rois de la finance jouèrent alors à la baisse sur la nouvelle d’une mobilisation prochaine. Des sommes considérables furent perdues à la Bourse. Pendant toute une journée on vendit des titres de rente, que le banquier Nucingen, secrètement averti par son ami le ministre de Marsay de la démission du chancelier Delcassé, qu’on ne sut à Paris que vers quatre heures, racheta à un prix dérisoire et qu’il a gardés depuis (voir Splendeurs et misères des courtisanes). La France ne fut alors sauvée d’une guerre désastreuse que par l’intervention, restée longtemps inconnue des historiens, du maréchal de Montcornet, l’homme le plus fort de son siècle après Napoléon (voir La Famille Beauvisage). Encore Napoléon n’a-t-il pu mettre à exécution son projet de descente en Angleterre, la grande pensée de son règne. Napoléon, Montcornet, n’y a-t-il pas entre ces deux noms comme une sorte de ressemblance mystérieuse ? Je me garderais bien d’affirmer qu’ils ne sont pas rattachés l’un à l’autre par quelque lien occulte. Peut-être notre temps, après avoir douté de toutes les grandes choses sans essayer de les comprendre, sera-t-il forcé de revenir à l’harmonie préétablie de Leibnitz. Bien plus, l’homme qui était alors à la tête de la plus colossale affaire de diamants de l’Angleterre s’appelait Werner, Julius Werner. Werner ! ce nom ne vous semble-t-il pas évoquer bizarrement le Moyen Âge ? Rien qu’à l’entendre, ne voyez-vous pas déjà le docteur Faust, penché sur ses creusets, avec ou sans Marguerite ? N’implique-t-il pas l’idée de la pierre philosophale ? Werner ! Julius ! Werner ! Changez deux lettres et vous avez Werther. Werther est de Goethe. Certes, peu de personnes comprirent la réponse que Lemoine fit aux gendarmes venus pour l’arrêter. “Quoi ? l’Europe m’abandonnerait-elle ?” s’écria le faux inventeur avec une terreur profonde. Le mot colporté le soir dans les salons du ministre Rastignac y passa inaperçu. « Cet homme serait-il devenu fou ? » dit le comte de Granville étonné. L’ancien clerc de l’avoué Bordin devait précisément prendre la parole dans cette affaire au nom du ministère public, ayant retrouvé depuis peu par le mariage de sa seconde fille avec le banquier du Tillet la faveur que lui avait fait perdre auprès du nouveau gouvernement son alliance avec les Vandenesse, etc.

 

Honoré de Balzac (1799-1850) pastiché dans Le Style mode d'emploi

 

C'est le texte :

La Comédie urbaine

 

Extrait :

« La ligne S est une ligne d’omnibus qui, depuis novembre 45, sinue entre le Quartier latin et les Boulevards. Elle n’est le théâtre d’aucun de ces sombres drames, de ces sordides affaires, de ces horribles faits divers qui défraient la chronique et discréditent de nos jours les transports en commun, si tant est qu’ils aient jamais eu bonne presse, hormis chez certains esprits forts qui ne les fréquentent guère. Mais aussi depuis cinquante ans ne s’y est-il jamais vu de ces dandys, de ces lions, de ces muscadins comme on disait sous la Révolution, et pour qu’un zazou s’y risque, sa famille a-t-elle dû oublier d’honorer ses dettes... »

 

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