Le pastiche littéraire

 

 

 

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Petite histoire du pastiche dans la littérature française

 

 C’est au XVIIe siècle que débutera cette histoire, que nous circonscrivons à la littérature francophone. En 1648, Scarron parodie l'Énéide dans son burlesque Virgile travesti, qui sera célèbre et imité en son temps. Racine, Boileau et Furetière transforment, dans Chapelain décoiffé (1664), le premier acte du Cid de Corneille en une querelle de bas étage entre écrivains, où le crêpage de perruque se substitue au soufflet. En 1675, Boileau récidive en imitant Guez de Balzac (et sa grandiloquence) et Voiture (et ses litotes) dans une lettre au duc de Vivonne. Enfin, La Bruyère insère dans un passage (« De la société et de la conversation », rem. 30) de ses Caractères (1688) une parfaite imitation du style de Montaigne.

 

Au XVIIIe siècle, Marivaux nous livre une adaptation un peu bouffonne de l’Iliade dans Homère travesti (1714), avant d’être à son tour victime de Crébillon et de son roman l’Écumoire (1734), qui est une charge de La Vie de Marianne. Cet ouvrage de Marivaux, avec son badinage sophistiqué, sera aussi pris pour cible par Diderot, dans une lettre à Sophie Volland (1765) où il se compare à Crébillon.

 

Au XIXe siècle, on trouve Balzac, habile à typer le discours de ses personnages, pastichant la langue du XVIe siècle dans ses Contes drolatiques (1832), Sainte-Beuve dans Un prince de la bohème (1840) et Jules Janin (auteur d’un compte rendu de la Peau de chagrin) dans le premier article de Lucien dans Illusions perdues (1837). Plus tard, Janin pastichera Diderot dans la Fin d’un monde et du Neveu de Rameau (1861), où il accompagne jusqu’à sa fin le héros qu’avait abandonné Diderot. Un bel hommage est rendu à Chateaubriand par Flaubert dans le chapitre XI de Par les champs et par les grèves — Voyage en Bretagne (1848), qui contient une description de l’îlot du Grand-Bé en forme de pastiche. En 1871, Rimbaud apporte sa contribution à l’Album zutique des amis de Charles Cros, avec sa Fête Galante, qui est un pastiche (un peu chargé) de Verlaine.

 

Le XXe siècle ne dément pas le succès du genre : Courteline continue fidèlement le Misanthrope de Molière dans la Conversion d’Alceste (1905), qui montre Alceste finir par louer les sonnets d’Oronte ; Reboux et Müller publient à partir de 1908 leurs célèbres recueils À la manière de…, qui sont plus des charges que des pastiches ; Léon Daudet cherche la caution de Rabelais dans son pamphlet xénophobe Les dicts et pronostiquations d’Alcofribas Deuxième (1922) ; André Maurois imagine dans Le Côté de Chelsea (1932), qui est un livre entier pastichant Proust, que le Narrateur de La Recherche se console de la mort d’Albertine avec Andrée, une autre des « jeunes filles en fleur » ; Jacques Laurent et sa première épouse, l’écrivain Claude Martine, pastichent dans Dix Perles de Culture (1952) les principaux dramaturges de leur époque (Giraudoux, Sartre, Audiberti, Montherlant, Claudel, Cocteau, Camus, Mauriac, Anouilh et Ionesco), tout en s'imposant une sévère « règle du jeu »  et en pastichant jusqu’aux dessins de Cocteau ; Jacques Laurent toujours, donne une fin au Lamiel (inachevé) de Stendhal dans son pastiche la Fin de Lamiel (1966), accompagné de notes qui sont des pastiches de la critique beyliste ; dans À la recherche du temps posthume (1957), Jean-Louis Curtis convie quelques caciques de la vie littéraire des années 50 à une réception donnée par Roberte Swann ; en Mai 68, il recueille dans La Chine m’inquiète (1972), au sujet des « événements », les commentaires de Proust, De Gaulle, Céline, Bernanos, Léautaud, Valéry, Claudel, Giraudoux, Giono, Breton, Chardonne, Malraux, Green, Aragon, Simone de Beauvoir et Nathalie Sarraute… toute la fine fleur sous le pavé  ! Enfin, c’est l’arrivée à la présidence de François Mitterrand en 1981 qui suscitera le dernier recueil de pastiches de Curtis : La France m’épuise (1982), légèrement inférieur à notre goût. Un septennat et quelques années de mitterrandisme plus tard nous arrive La vie quotidienne de Patrick Besson sous le règne de François Mitterrand (1993), compilation de chroniques publiées par le virtuose Besson, avec des pastiches de Modiano et Rinaldi. Et n’oublions pas l'amusant pastiche de Céline au début de La place de l’étoile de Patrick Modiano, le bon docteur Bardamu libérant dans un article de journal sa verve contre le narrateur de Modiano.

On aura surpris, en passant, Raymond Queneau  pastichant James Joyce dans Bâtons, chiffres et lettres (1950) « en vue de fairchtéer Finnegans Wake », puis pastichant le Nouveau-Roman dans la description du bar Biture des Fleurs bleues (1965). On s’amuse enfin des charges de Patrick Rambaud contre Marguerite Duras, notamment dans Virginie Q (1988), qui doit beaucoup à L’Amant (1984) et Les Yeux bleus cheveux noirs (1986), et dans lequel, comme son modèle, Rambaud écrit le livre en train de s’écrire.

 

On pourrait vouloir se divertir autrement, par exemple en lisant un bon « polar » : qu’à cela ne tienne, Thomas Narcejac, le brillant auteur (avec Pierre Boileau) de romans policiers, a pensé à nous, en commettant plusieurs romans qui sont des pastiches des « Arsène Lupin » de Maurice Leblanc, ainsi qu’une véritable anthologie imaginaire du roman policier, de Conan Doyle à Gérard de Villiers, en passant par Maurice Leblanc, Agatha Christie, Georges Simenon, James Hadley Chase, Léo Malet, Albert Simonin, et quelques autres… dans Usurpation d’identité, recueil de nouvelles parues vers 1946. Tout l’art de Narcejac consiste à pasticher, non seulement le style des auteurs, mais aussi leur manière de nouer une intrigue.

Si nous élargissons notre propos à la littérature anglo-saxonne, il faut indiquer — mais le lecteur l’aura peut-être déjà remarqué — que les pastiches et parodies de Conan Doyle et de son Sherlock Holmes sont légion.

 

Nous ne connaissons pas de semblables entreprises pour la Science-Fiction, hormis quelques hommages à Isaac Asimov.

 

La BD, dans sa jeune histoire, connaît déjà quelques exemples notables de pastiches. Auteur de la série des Achille Talon, Greg est aussi l’auteur du scénario d’un joli pastiche d’Hergé : Tintin et le lac aux requins (1973), avec de nombreuses allusions aux albums d’Hergé : La Castafiore, Rastapopoulos, le royaume de Syldavie, le sous-marin de poche du Trésor de Rackham le Rouge, etc. Autre pastiché : le très british auteur belge Edgar P. Jacobs, ami et rival de Hergé, qui lui aussi a de très nombreux admirateurs. Cet engouement populaire — et le marketing, diront les contempteurs de l’entreprise — a incité les éditions Dargaud à faire poursuivre posthumement la carrière de Jacobs, en commandant à d’autres auteurs des suites aux aventures de Blake et Mortimer, continuations qui ne sont rien d’autre que des pastiches : L'affaire Francis Blake (1996) et La machination Voronov (1999).

 

Une place à part doit être réservée à Marcel Proust, qui considérait le pastiche comme « de la critique littéraire en action », une critique « de l’intérieur » pourrait-on dire, et qui a marqué le genre par la qualité, la quantité et la variété de ses pastiches qui ont accompagné toute son œuvre, en parallèle de ses réflexions de critique théorique.

On trouve dans la Correspondance de Proust des allusions à des imitations de ses amis par Proust, comme Laure Heymann, ou encore Robert de Montesquiou, à qui il écrivait : « … j’ai été le premier […] à contrefaire – bien imparfaitement – le tour de votre langage et l’accent de votre voix.

Dans Les Plaisirs et les Jours (1896), comme son préfacier et modèle Anatole France, Proust insère dans ses phrases des souvenirs d’écrivains. En particulier, on trouve des hommages à Chateaubriand (Sonate au clair de lune), Flaubert (Mondanité et Mélomanie de Bouvard et Pécuchet), La Bruyère (Comédie Italienne). Mais, si Proust développe parfaitement les thèmes propres de ces écrivains, les rêveries romantiques du premier, les pédants stupides du second, l’imitation en profondeur de leur style n’a pas encore atteint les sommets de l’affaire Lemoine.

Les plus fameux pastiches de Proust ont été écrits autour d’un thème commun, l’affaire Lemoine, du nom de l’escroquerie au diamantaire De Beers qui défraya la chronique judiciaire en 1908, quand l’ingénieur Lemoine prétendit avoir découvert un procédé de fabrication des diamants qu’il tenta de vendre au célèbre diamantaire. Lemoine avait dans ce but invité Sir Julius Werner, président de la De Beers, à assister à une démonstration de fabrication de diamants, mais les diamants extraits de son creuset furent reconnus comme lui ayant été vendus peu de temps auparavant par plusieurs bijoutiers. Un procès s'ensuivit, largement commenté dans la presse quotidienne.

Proust fit la narration de cet événement par le truchement de Balzac (avec une légère fatuité), Flaubert (dont il analysa très précisément le style dans l’article A propos du « style » de Flaubert, publié en janvier 1920 dans La Nouvelle Revue Française), Sainte-Beuve (critiquant le pseudo-Flaubert, selon la méthode, que condamnait Proust, qui consistait à tenter de comprendre l’œuvre en partant de la biographie de son auteur), Henri de Régnier, Edmond et Jules Goncourt (plaisamment, Proust leur fait envisager son propre suicide comme intéressant dénouement d’une pièce à écrire, suicide provoqué par la chute des valeurs diamantaires — dans ce jeu de miroir, il faut noter que Proust possédait des actions de la De Beers), Michelet, Émile Faguet (autre critique littéraire, et professeur, évoquant une pièce de Henri Bernstein, auteur tombé en désuétude, mais qui avait en son temps un notoriété propre à exciter la verve de certains pasticheurs, tels Reboux et Müller), Renan et, réuni aux autres en 1919, Saint-Simon (développement d’un pastiche antérieur des Mémoires de Saint-Simon, Fête chez Montesquiou à Neuilly, paru dans Le Figaro en janvier 1904). Ces pastiches, qui sont de faux diamants (mais de vraies perles), tout comme ceux de Lemoine, furent publiés dans Le Figaro (Supplément littéraire) du 22 février 1908 (Balzac, Faguet, Michelet, Goncourt), du 14 mars 1908 (Flaubert, Sainte-Beuve), du 21 mars 1908 (Renan) et du 6 mars 1909 (Régnier), avant d’être réunis, avec le pastiche de Saint-Simon et d’autres textes, en un volume, Pastiches et mélanges, en 1919, l’année d’À l’ombre des jeunes filles en fleur. Ce recueil présente une différence notable avec les Exercices de style de Queneau : chaque texte n’évoque pas l’ensemble de l’affaire, mais seulement un de ses aspects, chaque fois différent, de façon parfois assez allusive.

Au début de Pastiches et mélanges figure une note infrapaginale de Proust résumant l’affaire Lemoine : « Lemoine ayant faussement prétendu avoir découvert le secret de la fabrication du diamant et ayant reçu, de ce chef, plus d’un million du président de la De Beers, Sir Julius Werner, fut ensuite sur la plainte de celui-ci condamné le 6 juillet 1909 à six ans de prison. Cette insignifiante affaire de police correctionnelle, mais qui passionnait alors l’opinion, fut choisie un soir par moi, tout à fait au hasard, comme thème unique de morceaux, où j’essayerais d’imiter la manière d’un certain nombre d’écrivains. » L’on voit, qu’une fois de plus, le crime ne paie que pour les écrivains.

 

Les écrivains que pastiche Proust dans les Pastiches et mélanges de l'affaire Lemoine ne sont pas tous ses amis ou ses maîtres à écrire. Ceux-ci se recrutent parmi Michelet (un peu), Flaubert (beaucoup) et Saint-Simon (passionnément). En revanche, Proust n’apprécie ni Renan, ni Sainte-Beuve, ni Faguet, dont il se moque ouvertement, et, sans doute faut-il y voir un signe de cette antipathie, ce sont les trois auteurs dont les pastiches se terminent par un « et caetera ». Proust se défie aussi un peu de Balzac ; en revanche, il rend hommage à Régnier.

Quant aux Goncourt, ils suscitent chez Proust des sentiments plus ambigus. Il pastiche leur style caricaturalement « artiste », qui devient obscur à force de vouloir être subtil. Proust accuse d’autant plus le trait en pastichant les Goncourt, notamment dans Le Temps retrouvé, avec la description de l’intérieur des Verdurin (de leur domicile), qu’il sait que sa propre virtuosité stylistique pourrait l’entraîner sur la pente des « effets » à la Goncourt, s’il se laissait aller. Le snobisme des Goncourt se retrouve aussi dans le langage de Legrandin.

On trouve aussi une certaine proximité de Proust avec Henri de Régnier, dont il était l’ami et dont il appréciait le style. Son pastiche rend donc hommage à l’équilibre et l’élégance de sa phrase, la précision de l’emploi des termes techniques, et, surtout, l’alliance d’adjectifs disparates qui préfigure certaines énumérations, et le mélange des impressions qui préfigure certaines notations sensorielles (olfactives) de La Recherche.

Proust sera influencé par le mouvement d’ensemble de la Comédie humaine de Balzac – d’où la Comédie mondaine – et il reconnaît son génie, mais il tenait à marquer une distance à l’écart d’un style qu’il juge parfois de mauvais goût, comme dans ces qualifications étranges (et pénétrantes ?) précédées d’un démonstratif (« M. de Talleyrand, ce Bacon de la nature sociale), dans ses images faciles, son snobisme éperdu d’admiration pour la « jet set », du genre de celle qui pousse à ajouter une particule à son nom (« l’aristocratie parisienne…), ses clins d’œil appuyés à ses bons mots (« cela fut dit d’un ton si perfidement énigmatique…) ou ses références à ses œuvres (« voir le Cabinet des Antiques… »).

Dans son pastiche de Faguet, Proust se moque, en les imitant sans beaucoup d’exagération, des blagues faciles et du style amphigourique et relâché des Propos de Théâtre d’Émile Faguet.

De Sainte-Beuve, Proust n’aime ni le style, ni la méthode critique. Comme pour Faguet, il se livre à un jeu de massacre.

Chez Renan, Proust pastiche le côté scolaire, son saupoudrage de citations latines, ses apostrophes de prédicant : « Patience donc ! Humanité, patience… », ses « rectifications » d’attributions au sujet de Balzac, Hugo et la comtesse de Noailles.

Le pastiche de Michelet est plein de chaleur et de passion, dans un style oratoire où abondent les phrases nominales et les images anthropomorphiques.

Le pastiche de Flaubert occupe une place à part : il est le seul à avoir été suivi, à douze ans d’intervalle, d’une analyse critique de l’écrivain pastiché, l’analyse et le pastiche constituant le cours et les travaux pratiques. Dans cette analyse (A propos du « style » de Flaubert, loc.cit.), Proust démontre que par « l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, [Flaubert] a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur ». Et le docteur Proust de prescrire contre « l’intoxication flaubertienne […] la vertu purgative, exorcisante, du pastiche ».

Enfin, le pastiche de Saint-Simon est le plus long, le plus vrai pastiche de Proust, au sens d’exercice d’admiration, dont on sait celle qu’éprouvait Proust pour son modèle. Dans La Recherche, il fait un certain nombre de références aux Mémoires de Saint-Simon, y compris à ce penchant, mentionné dans Du côté de chez Swann pour le respect des règles sociales les plus complexes et les plus subtiles, penchant qu’il relève aussi dans son pastiche, et qu’il partage d’ailleurs un peu, même s’il le fait supporter, non par son narrateur, mais par un autre personnage.

 

À la recherche du temps perdu contient un pastiche de la Nuit à Châteauroux (1919) de Giraudoux, présenté (sans être cité) comme le « nouvel écrivain » dans Le côté de Guermantes (1921), sans doute en réponse à un pastiche mi-figue mi-raisin de Proust par Giraudoux dans un article intitulé Du côté de chez Marcel Proust (1921). On trouve dans La Prisonnière (posth. 1923) un autopastiche humoristique, camouflé sous un pastiche involontaire du Narrateur par Albertine. Un très beau pastiche du Journal des frères Goncourt figure enfin sous la forme d’un pseudo-inédit inséré dans Le Temps retrouvé (posth. 1927) et qui, se présentant comme étant lu par le Narrateur au cours de son séjour chez Gilberte de Saint-Loup à Tansonville, permet de quitter le strict point de vue de Proust et de voir le salon des Verdurin sous un autre éclairage, plus anecdotique, que celui du Narrateur de La Recherche.

 

Nous ne parlons pas des pastiches inédits ou dispersés, non seulement dans la Correspondance et Les plaisirs et les jours, mais aussi dans des textes parus isolément dans Le Figaro (par exemple La cour aux lilas et l’atelier des roses (1903), qui débute par un pastiche de Balzac), ni des pastiches posthumes autour de l’affaire Lemoine : Chateaubriand, un second Sainte-Beuve, Maeterlinck et Ruskin. À ce sujet, encore un trait d’humour : dans son pastiche de Ruskin, Étude des fresques de Giotto représentant l'affaire Lemoine, Proust lui fait se moquer de ses propres traductions et notes des œuvres de Ruskin : La Bible d’Amiens (trad. 1904) et Sésame et les lys (trad. 1906). Il faut dire que Proust lui-même déclarait en traduisant Ruskin : « Je ne prétends pas savoir l’anglais, je prétends savoir Ruskin. »

 

Le plaisir de mimer, que nous retrouvons dans tous ces pastiches de Proust, nous le rencontrons dans maints passages de La Recherche, où il rapporte une parole de Françoise, de sa tante Eulalie… en respectant leur parler propre. On remarque toutefois que certains des auteurs favoris de Proust, tel Anatole France, sont épargnés de la verve pastichante.

Pour Marcel Proust, le pastiche ne consiste pas à reproduire mais à recréer un style. Le véritable pastiche doit surtout éviter la citation. Ainsi au sujet de Renan écrit-il : « Je trouve « aberrant » extrêmement Renan. Je ne crois pas que Renan ait jamais employé ce mot. Si je le trouve dans son œuvre cela diminuerait ma satisfaction de l’avoir inventé. » Paradoxalement, plus il se fond au cœur de la pensée et du style d’un écrivain (« J’avais réglé mon métronome intérieur à son rythme, et j’aurais pu écrire dix volumes comme cela », écrit-il à Robert Dreyfus au sujet de Renan), plus il reste lui-même. Selon le mot de Jean Mouton (Le Style de Marcel Proust), le pastiche est un « véritable vaccin » destiné à éviter de « subir une lente et sournoise inoculation de Flaubert ou de Balzac ». Proust se libère ainsi de l’influence des écrivains qu’il pastiche.

 

Il serait dommage de conclure sans mentionner quelques pastiches de poètes. Ils sont assez rares, La Fontaine, Hugo, Musset et leurs congénères ayant moins souvent inspiré les pasticheurs que les parodistes, qui — c’est ce qui les sépare — détournent des textes au lieu d’imiter des styles.

Entre le pastiche et la parodie, il faut citer les traductions e-lipogrammatiques (textes ne contenant pas la lettre « e ») par Georges Perec, dans son roman La Disparition (1969), des poèmes Brise marine de Mallarmé, Booz endormi de Hugo, Voyelles de Rimbaud, et Recueillement, Correspondances et Les Chats de Baudelaire.

Peut-être le poème, en particulier lorsque son texte en est court et présent dans toutes les mémoires, se prête-t-il mieux à la parodie qu’au réel pastiche. Une exception remarquable est la Petite anthologie imaginaire de la Poésie française (1992), dont l’auteur, le professeur de lettres Henri Bellaunay, pousse à un tel point la compréhension des œuvres qu’il pastiche, qu’il nous en restitue avec une malicieuse perfection toutes les idiosyncrasies et nous fait croire que ce sont eux, de Rutebeuf (La Griesche d’hiver) à Supervielle (Le Faon), en passant par Charles d’Orléans (Rondel), Villon (Ballade des Étoiles du temps jadis), Ronsard (À Cassandre), La Fontaine (Les animaux qui demandent des fables), Hugo (Booz insomnieux), Nerval (L’Ermitage), Baudelaire (Phares), Mallarmé (Lessive de Mlle Mallarmé), Apollinaire (Zone), Aragon (Hirondelles), Prévert (Tentative de description d’un jour de fête à La Courneuve), Queneau (Art poétique), et beaucoup d’autres, plus vrais que nature, qui tiennent sa plume. C’est un tourbillon féerique de sonnets, odes, ballades et autres formes poétiques. Le Vieux Pasticheur confesse enfin :

« Il a toujours écrit des pastiches, il n’a

« Jamais su composer rien d’autre que cela.

« Dès la pointe du jour sur la toile penché,

« Il rend chaque détail d’une main appliquée.

« Quelque fois cependant il s’interroge : Et si

« J’osais me mettre à mon compte, comme l’on dit ? »

 

La morale de ce court survol historique est celle du pasticheur pastiché : ainsi, Curtis pastiche Giraudoux qui pastiche Proust qui pastiche Balzac qui pastiche Janin qui pastiche Diderot qui pastiche Marivaux qui pastiche Homère. Quelle lignée ! Et le plus grand pasticheur (Proust) fut aussi le plus souvent pastiché (Giraudoux, Proust, Reboux et Müller, Maurois, Curtis). Ce n’est pas un hasard : car on pastiche un style original, et c’est en imitant consciemment le style des autres que l’on se forge son style propre. Comme le dit Proust, il faut « faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire » (A propos du « style » de Flaubert, loc.cit.).

 

C’est aussi en imitant le style des autres qu’on les comprend. Contrairement au critique, qui contemple l’œuvre achevée et en prend une photographie (je n’ai pas dit un cliché) qu’il nous ramène de sa lecture, le pasticheur se met à la place de l’auteur et renouvelle le processus de création de l’œuvre, pour nous en livrer un petit film, une « bande-annonce ». On atteint mieux la vérité profonde de l’œuvre en essayant de la reproduire, donc de retrouver la démarche de l’auteur, qu’en l’analysant.

 

Dans l’ordre de la méta-littérature, le centième volume de la collection Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, est mémorable. Publié en 1978 par Claude Bonnefoy, il est consacré à l’écrivain Marc Ronceraille (1941-1973), dont il ne cache rien : bibliographie, biographie, photographies, extraits, analyses. Le seul reproche qui pouvait être fait à l’ouvrage, et il le fut, était le choix dans cette illustre collection d’un auteur, qui, tout « poète grand parmi les plus grands » qu’il fût aux yeux de son biographe, semblait aux autres être un écrivain de second ordre. Et pour cause : Marc Ronceraille n’existait pas !

Dans la même veine, pourquoi ne pas imaginer un pastiche d'anthologie du pastiche dans la littérature française, dont tous les textes seraient des pastiches imaginaires, des pastiches de pastiches ? Exemple : un faux pastiche de Rabelais par Céline, ou de Montaigne par Proust, travaillant à la fois sur le style du faux pastiché et du faux pasticheur.

 

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