« Je ne voulus pas emprunter à Gilberte La
Fille aux yeux d’or puisqu’elle le lisait. Mais
elle me prêta, le dernier soir que je passai chez elle,
un livre qui me produisit une impression assez vive
et mêlée. C’était un volume du journal inédit des Goncourt.
Quand, avant d’éteindre ma bougie, je lus le passage
que je transcris plus bas, mon absence de disposition
pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes,
confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir
- ce soir des veilles de départ où l’engourdissement
des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se
juger - me parut quelque chose de moins regrettable,
comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde,
et en même temps il me semblait triste que la littérature
ne fût pas ce que j’avais cru. D’autre part, moins regrettable
me semblait l’état maladif qui allait me confiner dans
une maison de santé, si les belles choses dont parlent
les livres n’étaient pas plus belles que ce que j’avais
vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que
ce livre en parlait, j’avais envie de les voir. Voici
les pages que je lus jusqu’à ce que la fatigue me fermât
les yeux :
« Avant-hier tombe ici, pour m’emmener dîner
chez lui, Verdurin, l’ancien critique de La Revue,
l’auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire,
le coloriage artiste de l’original Américain est souvent
rendu avec une grande délicatesse par l’amoureux de
tous les raffinements, de toutes les joliesses de la
chose peinte qu’est Verdurin. Et tandis que je m’habille
pour le suivre, c’est, de sa part, tout un récit où
il y a par moments, comme l’épellement apeuré d’une
confession sur le renoncement à écrire aussitôt après
son mariage avec la « Madeleine », de Saint-Victor,
de Sainte-Beuve, de Burty, comme d’individus auxquels
ils le croyaient, lui, tout à fait inférieur. « Voyons,
vous Goncourt, vous savez bien et Gautier le savait
aussi que mes salons étaient autre chose que ces piteux
Maîtres d’autrefois crus un chef-d’oeuvre dans
la famille de ma femme. « Puis, par un crépuscule où
il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier
allumement d’une lueur qui en fait des tours absolument
pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des
anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture
qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel
que son possesseur prétend être l’ancien hôtel des Ambassadeurs
de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin
me parle comme d’une salle transportée telle qu’elle,
à la façon des Mille et une Nuits, d’un célèbre
palazzo, dont j’oublie le nom, palazzo à la margelle
du puits représentant un couronnement de la Vierge que
Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino
et qui servirait pour leurs invités, à jeter la cendre
de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans
le glauque et le diffus d’un clair de lune vraiment
semblable à ceux dont le peinture classique abrite Venise,
et sur lequel la coupole silhouettée de l’Institut fait
penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai
un peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion
est entretenue par la construction de l’hôtel où du
premier étage on ne voit pas le quai et par le dire
évocateur du maître de maison affirmant que le nom de
la rue du Bac - du diable si j’y avais jamais pensé
- viendrait du bac sur lequel des religieuses d’autrefois,
les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame.
Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante
de Courmont l’habitait et que je me prends à « raimer
» en retrouvant, presque contigu à l’hôtel des Verdurin,
l’enseigne du Petit Dunkerque, une des rares
boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le
crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin
où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments
d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises
et étrangères et « tout ce que les arts produisent de
plus nouveau », comme dit une facture de ce Petit
Dunkerque, facture dont nous sommes seuls je crois,
Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien
un des volants chefs-d’oeuvre de papier ornementé sur
lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec
son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée
de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l’air d’une illustration
de l’Édition des Fermiers Généraux de l’Huître et des
Plaideurs. La maîtresse de la maison qui va me placer
à côté d’elle me dit aimablement avoir fleuri sa table
rien qu’avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes
disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d’oeuvre,
l’un entre autres fait de bronze sur lequel des pétales
en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison
de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme,
le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur,
une grande dame russe, une princesse au nom en or qui
m’échappe et Cottard me souffle à l’oreille que c’est
elle qui aurait tiré à bout portant sur l’archiduc Rodolphe
et d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout le nord
de la Pologne une situation absolument exceptionnelle,
une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa
main sans savoir si son fiancé est un admirateur de
la Faustin.
« Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres
Occidentaux, jette en manière de conclusion la princesse
qui me fait l’effet ma foi d’une intelligence tout à
fait supérieure, cette pénétration par un écrivain de
l’intimité de la femme ». Un homme au menton et aux
lèvres rasés, aux favoris de maître d’hôtel, débitant
sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur
de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe
pour la Saint-Charlemagne et c’est Brichot, l’universitaire.
A mon nom prononcé par Verdurin il n’a pas une parole
qui marque qu’il connaisse nos livres et c’est en moi
un découragement colère éveillé par cette conspiration
qu’organise contre nous la Sorbonne, apportant jusque
dans l’aimable logis où je suis fêté la contradiction,
l’hostilité d’un silence voulu. Nous passons à table
et c’est alors un extraordinaire défilé d’assiettes
qui sont tout bonnement des chefs-d’oeuvre de l’art
du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat,
l’attention chatouillée d’un amateur, écoute le plus
complaisamment le bavardage artiste - des assiettes
de Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords,
au bleuâtre, à l’effeuillé turgide de leurs iris d’eau,
à la traversée vraiment décoratoire, par l’aurore d’un
vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout
à fait ces tons matutinaux qu’entreregarde quotidiennement,
boulevard Montmorency, mon réveil - des assiettes de
Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à
l’endormement, à l’anémie de leurs roses tournées au
violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au
rococo d’un oeillet ou d’un myosotis, des assiettes
de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs
cannelures blanches, verticillées d’or, ou que noue,
sur l’à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d’un
ruban d’or, enfin toute une argenterie où courent ces
myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et
ce qui est peut-être aussi rare, c’est la qualité vraiment
tout à fait remarquable des choses qui sont servies
là-dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté
comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en
ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle
certains cordons bleus de Jean d’Heurs. Même le foie
gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on sert
habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup
d’endroits où la simple salade de pommes de terre est
faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de bouton
d’ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers
d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau
sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le
verre de Venise que j’ai devant moi, une riche bijouterie
de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté
à la vente de M. Montalivet et c’est un amusement pour
l’imagination de l’oeil et aussi, je ne crains pas de
le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois
la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien
des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les
plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage
le modelage sur leur dos de leurs arêtes, une barbue
qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent sous
le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison,
mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec
du beurre à cinq francs la livre, de voir apporter cette
barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé
par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur
une mer où passe la navigation drôlatique d’une bande
de langoustes, au pointillis grumeleux, si extraordinairement
rendu qu’elles semblent avoir été moulées sur des carapaces
vivantes, plat dont le marlî est fait de la pêche à
la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un
enchantement de nacreuse couleur par l’argentement azuré
de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir
que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille
dans cette collection comme aucun prince n’en possède
à l’heure actuelle derrière ses vitrines : « On voit
bien que vous ne le connaissez pas, me jette mélancoliquement
la maîtresse de maison, et elle me parle de son mari
comme d’un original maniaque, indifférent à toutes ces
jolités, un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument
cela, un maniaque qui aurait plutôt l’appétit d’une
bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée
d’une ferme normande. « Et la charmante femme à la parole
vraiment amoureuse des colorations d’une contrée, nous
parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie
qu’ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense
parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à
la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure
porcelainée d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles,
au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur
une porte de paysans où l’incrustation de deux poiriers
enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale,
à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze
d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait
absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et
que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières
que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute
de lever toutes. A la fin du jour, dans un éteignement
sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne
serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant
le bleuâtre du petit lait - mais non, rien de la mer
que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement
en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés
mon frère et moi à Trouville, rien, absolument rien,
il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais
- ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs
de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout
à fait grisés par l’odeur des jardineries qui donnaient
au mari d’abominables crises d’asthme, oui, insista-t-elle,
c’est cela, de vraies crises d’asthme.
Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant
toute une colonie d’artistes dans une admirable habitation
moyenâgeuse que leur faisait un cloître ancien loué
par eux, pour rien. Et ma foi, en entendant cette femme
qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués,
a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur
de la parole d’une femme du peuple, une parole qui vous
montre les choses avec la couleur que votre imagination
y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle
me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans
sa cellule, et où dans le salon, si vaste qu’il possédait
deux cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner
pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de
petits jeux, me refaisant penser à celles qu’évoque
ce chef-d’oeuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle
Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait,
même les jours de grains dans le coup de soleil, le
rayonnement d’une ondée lignant de son filtrage lumineux
les nodosités d’un magnifique départ de hêtres centenaires
qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné
par le XVIIIe siècle, et d’arbustes ayant pour boutons
fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des
gouttes de pluie. On s’arrêtait pour écouter le délicat
barbotis, énamouré de fraîcheur, d’un bouvreuil se baignant
dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg
qu’est la corolle d’une rose blanche. Et comme je parle
à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas
délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c’est moi
qui lui ai fait connaître tout cela, jette-t-elle avec
un redressement colère de la tête, tout, vous entendez
bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le
lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce
pas, Auguste ? tous les motifs qu’il a peints. Les objets,
il les a toujours connus, cela il faut être juste, il
faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n’en avait
jamais vues, il ne savait pas distinguer un altéa d’une
passe-rose. C’est moi qui lui ai appris à reconnaître,
vous n’allez pas me croire, à reconnaître le jasmin.
« Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux
à penser que le peintre des fleurs que les amateurs
d’art nous citent aujourd’hui comme le premier, comme
supérieur même à Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais,
sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. « Oui,
ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu’il a faites,
c’est chez moi ou bien c’est moi qui les lui apportais.
On ne l’appelait chez nous que Monsieur Tiche, demandez
à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait
ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais
à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait
pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet.
Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait
que je lui dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n’en
vaut pas la peine, peignez ceci. « Ah ! s’il nous avait
écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour
l’arrangement de ses fleurs et s’il n’avait pas fait
ce sale mariage ! » Et brusquement, les yeux enfiévrés
par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé,
avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque
de ses phalanges, du floche des manches de son corsage,
c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme
un admirable tableau qui n’a je crois jamais été peint,
et où se lirait toute la révolte contenue, toutes les
susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les
délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus
elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a
fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait
donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille
avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné
au peintre l’idée de faire l’homme en habit pour obtenir
tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi
la robe de velours de la femme, robe faisant un appui
au milieu de tout le papillotage des nuances claires
des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze
des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce
serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage,
idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée
qui consistait en somme à peindre la femme, non pas
en représentation, mais surprise dans l’intime de sa
vie, de tous les jours. « Je lui disais, mais dans la
femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se
chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue,
il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements
d’une grâce tout à fait léonardesque ! »
Mais sur un signe de Verdurin indiquant le réveil
de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse
que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le
collier de perles noires porté par la maîtresse de la
maison et achetées par elle, toutes blanches, à la vente
d’un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient
été données par Henriette d’Angleterre, perles devenues
noires à la suite d’un incendie qui détruisit une partie
de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue
dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel
fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais
devenues entièrement noires. « Et je connais le portrait
de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette,
oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann devant
les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait
authentique, dans la collection du duc de Guermantes.
« Une collection qui n’a pas son égale au monde, proclame-t-il,
et que je devrais aller voir, une collection héritée
par le célèbre duc qui était son neveu préféré, de Mme
de Beausergent sa tante, de Madame de Beausergent, depuis
Mme d’Hayfeld, la soeur de la marquise de Villeparisis
et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous
l’avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant
bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom
du duc. Là-dessus, le docteur Cottard, avec une finesse
qui décèle chez lui l’homme tout à fait distingué, ressaute
à l’histoire des perles et nous apprend que des catastrophes
de ce genre produisent dans le cerveau des gens des
altérations tout à fait pareilles à celles qu’on remarque
dans la matière inanimée et cite d’une façon vraiment
plus philosophique que ne feraient bien des médecins
le propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui dans
l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr,
était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement
changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors
en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement,
ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas
seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend
que de sobre cet homme était devenu si abominablement
pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer.
Et la suggestive dissertation passa, sur un signe gracieux
de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir
vénitien dans lequel Cottard me dit avoir assisté à
de véritables dédoublements de la personnalité, nous
citant le cas d’un de ses malades qu’il s’offre aimablement
à m’amener chez moi et à qui il suffisait qu’il touchât
les tempes pour l’éveiller à une seconde vie, vie pendant
laquelle il ne se rappelait rien de la première, si
bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait
été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans
l’autre où il serait tout simplement un abominable gredin.
Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine
pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre
où la cocasserie de l’imbroglio reposerait sur des méprises
pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme
Cottard à narrer qu’une donnée toute semblable a été
mise en oeuvre par un amateur qui est le favori des
soirées de ses enfants, l’Écossais Stevenson, un nom
qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire
: « Mais c’est tout à fait un grand écrivain, Stevenson,
je vous assure M. de Goncourt, un très grand, l’égal
des plus grands. « Et comme sur mon émerveillement des
plafonds à caissons écussonnés provenant de l’ancien
palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse
percer mon regret du noircissement progressif d’une
certaine vasque par la cendre de nos « londrès », Swann,
ayant raconté que des taches pareilles attestent sur
les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés,
malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de
Guermantes, que l’empereur chiquait, Cottard, qui se
révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses,
déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela,
mais là, pas du tout, insiste-t-il avec autorité, mais
de l’habitude qu’il avait d’avoir toujours dans la main,
même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse,
pour calmer ses douleurs de foie. Car il avait une maladie
de foie et c’est de cela qu’il est mort, conclut le
docteur. »
Je m’arrêtai là, car je partais le lendemain et d’ailleurs,
c’était l’heure où me réclamait l’autre maître au service
de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre
temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l’accomplissons
les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre
autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions
mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert
ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire
chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre
à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la
tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais
le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître
les traces de ce qu’ils voudraient voir. Et depuis tant
de siècles, nous ne savons pas grand’chose là-dessus.
Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige
de la littérature ! J’aurais voulu revoir les Cottard,
leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir
la boutique du Petit Dunkerque si elle existait
encore, demander la permission de visiter cet hôtel
des Verdurin où j’avais dîné. Mais j’éprouvais un vague
trouble. Certes, je ne m’étais jamais dissimulé que
je ne savais pas écouter ni dès que je n’étais plus
seul, regarder ; une vieille femme ne montrait à mes
yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu’on
en disait n’entrait pas dans mes oreilles. Tout de même
ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne,
j’avais souvent dîné avec eux, c’étaient les Verdurin,
c’était le duc de Guermantes, c’étaient les Cottard,
chacun d’eux m’avait paru aussi commun qu’à ma grand’mère
ce Basin dont elle ne se doutait guère qu’il était le
neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent,
chacun d’eux m’avait semblé insipide ; je me rappelais
les vulgarités sans nombre dont chacun était composé…
Et que tout cela fît un astre dans
la nuit ! »
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